Lecture: des Pulitzer pas plates

Chaque année ou presque – parce qu’il y a des années où aucun manuscrit n’est retenu – le Pulitzer for Fiction est décerné à un auteur américain. Des prix Pulitzer sont aussi décernés dans les catégories journalisme, photoreportage, poésie, musique (Kendrick Lamar a déjà gagné!), mais on s’en parlera une autre fois. Voici mes coups de cœur ainsi que deux finalistes qui auraient pu (dû) gagner.

TEXTE MJ  DESMARAIS  PHOTO CHANTALE LECOURS



1986
Un western, oui, un western
Lonesome Dove, par Larry McMurtry

Dans cette épopée qui démarre à la fin du 19e siècle, on retrouve des Texas Rangers bourrus, une prostituée au grand cœur, des Comanches rebelles, et j’en passe, qui entament un grand périple vers le Montana pour vivre des aventures exaltantes. Et beaucoup, beaucoup de mésaventures. Jamais je n’aurais ouvert un livre western si ce n’était d’une amie qui a insisté – vraiment insisté – pour me faire découvrir Lonesome Dove. J’ai fini par céder et, après un premier chapitre pas si convaincant que ça, je me suis laissée emporter par cette époustouflante et magistrale saga de plus de 1000 pages, que j’ai lue trois fois. Avertissement: montagnes russes d’émotions fortes en perspective, grosse boîte de mouchoirs recommandée pour le dernier chapitre. Larry McMurtry, qui a aussi écrit Terms of Endearment, est un grand portraitiste qui façonne des personnages attachants, plus vrais et plus grands que nature. On n’oubliera jamais Augustus McCrae et Woodrow Call, magistralement campés par Robert Duvall et Tommy Lee Jones dans l’adaptation télé.

1999
Trois femmes, un jour
The Hours (Les Heures), par Michael Cunningham

Vous avez peut-être vu ce film, primé, qui raconte une journée marquante dans la vie de trois femmes vivant à des époques différentes. Le film, avec les splendides Meryl Streep, Julianne Moore et Nicole Kidman, est excellent. Le roman est meilleur. S’appuyant sur la structure narrative de Mrs Dalloway, œuvre de Virginia Woolf, cet ouvrage met en scène Virginia Woolf en train d’écrire Mrs Dalloway en 1923, Laura Brown, la veuve d’un vétéran de la Seconde Guerre, en train de lire Mrs Dalloway, et enfin Clarissa Vaughn, qui, comme l’héroïne de Mrs Dalloway du même nom (vous me suivez ?), est en train de planifier une fête pour célébrer la remise d’un prix littéraire à un ex-amant se mourant du SIDA. Le scénario est incroyablement bien ficelé. Mais c’est surtout le talent fou de Michael Cunningham pour dépeindre les petites choses de la vie, ces instants de bonheur fugace qui ponctuent parfois les journées les plus ordinaires, qui nous transporte. La scène du premier chapitre, où l’on suit Clarissa se promenant à New York par une journée radieuse pour aller acheter des fleurs – heureuse d’être libre et débordant de vitalité à 52 ans alors que son ex se meurt – vaut à elle seule le prix accordé au livre.

2001
Le gagnant: superhéros, New York et un peu de magie
The Amazing adventures of Kavalier & Clay (Les extraordinaires aventures de Kavalier et Clay), par Michael Chabon

Planté à New York dans les années 1940-1950, ce roman explore la genèse d’une forme d’art inédite – les «comics» – qui séduit la nouvelle génération. Josef (Kavalier), jeune dessinateur de génie, réussit à s’enfuir de Prague sous l’occupation nazie et rejoint Sam (Klay), son brillant cousin à l’imagination fertile qui vit à New York. Ils unissent leurs talents et puisent dans les riches trames narratives de la guerre, de leurs peurs et de leur imagination délirante pour créer de saisissants personnages de superhéros. S’ensuivent histoires d’amour, d’amitié, de succès, d’argent, d’antisémitisme, de coming out et de coming of age. Au fil du roman, les univers parallèles de la fantaisie et de la réalité finissent par s’enchevêtrer. Ainsi, l’intrigante et séduisante Rosa Saks inspire le personnage de Luna Moth, des planches de BD sont intercalées entre des pavés de prose – et c’est là que le talent de Chabon nous éblouit. Un livre magique, du genre qui nous fait ralentir notre cadence de lecture, question de faire durer le plaisir.

À noter Le premier roman de Michael Chabon, The Mysteries of Pittsburgh, encensé par la critique, a été publié en 1988 alors qu’il n’avait que 25 ans. Il a plus récemment publié Moonglow, inspiré par les confessions de son grand-père mourant. Il écrit souvent des nouvelles et des articles pour différents magazines; celui-ci, qui porte sur son fils obsédé par la mode, a été récemment publié dans GQ. À lire.

Le finaliste: Marilyn, comme vous ne l’avez jamais vue
Blonde, par Joyce Carol Oates

La prolifique, divine, brillante et malgré tout snobée par la critique Joyce Carol Oates a réussi le tour de force de se retrouver cinq fois finaliste sans jamais gagner le Pulitzer. C’est la Amy Adams de la littérature! Cette biographie-fiction de Marilyn Monroe, qui zigzague entre les faits connus ou moins connus et les alternate facts, nous dépeint toutes les facettes de son personnage. Car Marilyn, c’est d’abord et avant tout Norma Jean Baker, l’orpheline au passé trouble, qui est toujours là, à fleur de peau, sous les fards et les paillettes. Il y a Marilyn, la vraie Marilyn Monroe, l’actrice qu’elle est devenue, qui gagne sa vie, qui foule les tapis rouges, qui tombe amoureuse. Et il y a l’autre Marilyn Monroe, celle qu’on voit au grand écran, et que la vraie Marilyn observe de façon détachée. Un personnage en poupées russes que nous fait découvrir Joyce Carol Oates avec une très grande finesse. Un récit troublant, à la fois trash et fascinant – quelle vie, mais quelle vie! – et très touchant. Tous ceux à qui j’ai refilé ce roman m’ont remerciée.

2002
Le roman qui aurait dû gagner
The Corrections (Les Corrections), par Jonathan Franzen

OK, je n’ai pas lu celui qui a été primé, Empire Falls, de Richard Russo, qui est sur ma liste de lecture depuis… 2002. Peut-être parce que The Corrections a été écarté et que je ne l’ai pas digéré. Cette saga passionnante a pour trame les relations hautement dysfonctionnelles des Lambert, une vraie famille de fous originaire du Midwest. Il y a le père autoritaire à la retraite atteint de démence, la mère effacée de plus en plus éberluée par les choix de vie de ses enfants qui ont déguerpi sur la côte Est (et un peu en Lithuanie) et leurs trois enfants plutôt colorés: Gary, un banquier alcoolique, Chip, le marxiste, professeur déchu mêlé à des activités douteuses en Europe de l’Est et Denise, la plus jeune, une chef de talent à la vie amoureuse tumultueuse. Tout ce beau monde se retrouve à Noël pour une grande finale. Un regard critique sur l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui, des personnages fascinants, des intrigues pas possibles, du sexe torride, une plume saisissante, impossible de ne pas dévorer ça tout d’une traite. Lorsque j’ai terminé ce livre, à la fin d’une nuit blanche, je l’ai lancé à travers la pièce en criant «ouf!», épuisée comme après une course folle.

2003
La fluidité des genres
MIDDLESEX, par Jeffrey Eugenides

J’ai tellement prêté ce livre qu’il ne se referme plus. Ce très beau roman a pour thème une grande quête d’identité à travers trois générations et nous transporte de Smyrne à Détroit, en passant par Berlin. Un récit-fleuve ayant pour protagoniste et narrateur, Calliope Stephanides (ou Cal, c’est selon), personnage intersexué vivant d’abord comme une femme et ensuite comme un homme. Son histoire commence avec celle de ses grands-parents, Eleutherios et Desdemona, qui vivent en couple et qui sont frère et sœur, mais oui, et qui quittent la Grèce en 1922 pour refaire leur vie. Pas facile. Eleutherios doit s’adapter au travail à la dure dans les usines Ford en plein boom industriel pendant que Desdemona craint qu’une malédiction ne s’abatte sur son enfant à naître. La malédiction annoncée (qui est en fait une mutation génétique) sautera une génération pour toucher Calliope, qui deviendra Cal à l’âge de 15 ans. Cette œuvre de fiction est extrêmement bien documentée sur le sujet de l’intersexualité: Jeffrey Eugenides – qui est aussi l’auteur de Virgin Suicides – s’est mis à l’imaginer après avoir lu la réédition des mémoires d’Herculine Barbin. Fascinant.

2011
Le gagnant: dans les coulisses du rock
 A visit 
from the Good Squad (Qu’avons-nous fait de nos rêves?), par Jennifer Egan

Là, on se distancie carrément de l’habituelle formule du Great American Novel si souvent favorisée par le comité du Pulitzer. Cet ouvrage pas comme les autres, à la fois roman et recueil de nouvelles, est découpé en 13 chapitres indépendants. Non ce n’est ni plate ni rébarbatif même si ça en a tout l’air (je déteste profondément les nouvelles). Le chapitre en présentation Power Point? Il m’a jetée par terre. Une approche littéraire post-postmoderne, comme l’ont affirmé certains critiques, parfaite pour cette incursion dans l’univers marginal du rock, qui nous promène des années 1960 à aujourd’hui et où évoluent des personnages colorés tels le magnat de musique et son assistante-kleptomane, la rock star à peine pubère et la publiciste arriviste, assoiffée de célébrité. Jennifer Egan, qui ressemble elle-même à une rock star, dit s’être inspirée à la fois de À la recherche du temps perdu et de The Sopranos pour la genèse de ce livre. Mettons que ça décoiffe. À noter: Jennifer Egan vient de publier Manhattan Beach (pas encore traduit), on vous en donne des nouvelles sous peu.

Le finaliste: incursion chez les ultra-riches
The privileges (les PRIVILEGES), par JOnathan Dee 

Ce roman enlevant dépeint, avec une attention presque anthropologique, l’ascension dans la société new-yorkaise d’un couple ambitieux attiré par la richesse et tout ce qui vient avec – les questions morales, notamment. Un coup d’œil fascinant sur l’univers des 1% (et même des 1% des 1%).

2014
L’art et la vie
The Goldfinch (le chardonneret), par donna tart.

Elle n’a écrit que trois romans et mon préféré est son premier, The Secret History (Le maître des illusions), qu’elle a mis huit ans à écrire, le complétant à l’âge de 29 ans. Qu’à cela ne tienne. The Goldfinch démarre sur les chapeaux de roues avec l’explosion d’une bombe dans le Metropolitan Museum of Art. Le héros du roman, Theo Decker, qui n’a que 13 ans, survit à l’attentat terroriste, mais pas sa mère adorée. Dans le feu de l’action, un vieillard mourant lui refile un anneau et l’adresse d’un antiquaire, il aperçoit une extraordinaire jeune fille rousse, puis il fuit les lieux en emportant un petit tableau de grand maître – Le Chardonneret de Fabritius, émule de Rembrandt. Ce tableau, que Theo cachera, sera son phare au cours des années tumultueuses à venir où il sera hébergé chez un ami riche, presque adopté par un marchand d’antiquités – l’oncle de la petite rousse – puis récupéré par son père alcoolique à Vegas, où il sombrera dans la drogue et le crime avec son ami Boris, âme perdue lui aussi. La finale nous amène à Amsterdam, lieu d’origine du fameux chardonneret. Une belle brique de 800 pages qui, malgré certaines longueurs, est tout simplement remarquable.

2015
Tant de beauté
All the light you cannot see (Toute la lumière que nous ne pouvons voir), par Anthony Doerr

C’est tellement, tellement beau.
Marie-Laure, une petite Parisienne, perd la vue à l’âge de six ans. Pour l’aider à s’orienter, son père aimant, qui est gardien des clefs au Musée d’histoire naturelle, lui construit avec grand soin une réplique exacte de leur quartier, qu’elle mémorise du bout des doigts. Lorsqu’elle a douze ans, et que les nazis ont envahi Paris, ils cherchent tous deux asile à Saint-Malo chez un oncle fantasque, emportant avec eux la fameuse maquette, dans laquelle est dissimulée, pour la subtiliser aux nazis, une pierre inestimable, véritable joyau du musée. Pendant ce temps dans une ville minière d’Allemagne, le jeune Werner, prodige scientifique orphelin et démuni, obsédé par les transistors, est recruté par une académie de Jeunesses hitlériennes, où il recevra une formation scientifique et où il sera exposé à d’inimaginables brutalités. Les chemins de Marie-Laure et de Werner, vous l’aurez deviné, vont se croiser à Saint-Malo. Un roman très nuancé qui explore les notions du bien et du mal, qui met en contexte le coût humain des avancées scientifiques, et qui nous fait voir du bout des doigts. Tout simplement magnifique!

2019
Des racines et des êtres
The OVERSTory (L’arbre-monde), par RICHARD Powers

À l’intersection précise du roman et du documentaire, cet ouvrage monumental nous fait entrer dans un univers qui nous semble familier, mais que nous ne connaissons en fait pas du tout: celui de la vie secrète des arbres, de leur inaltérable beauté et de leur résilience et, oui, de leur QI végétal. Leur histoire nous est transmise à travers les tribulations de plusieurs narrateurs, dont des militants écologistes qui campent en haut d’un séquoia, une étudiante qui entend la «voix» des arbres et l’inoubliable scientifique Patricia Westerford, qui découvre leur façon de communiquer à l’aide de subtiles phéromones (c’est vrai, en passant). Après cette lecture, vous ne pourrez plus jamais faire une promenade en forêt sans sentir qu’il s’y passe quelque chose de spécial.

Partager:

Commentaires